J’ai hérité des jambes de ma grand-mère. Ma G était assez cool que nous l’appelions simplement G. Et elle était assez consciente d’elle-même pour savoir que ses gambettes étaient son plus bel atout. À 80 ans, elle a insisté pour porter une jupe et un manteau courts qui révélaient ses jambes lors d’une cérémonie extérieure, au beau milieu d’un hiver montréalais. Ma G et sa loyauté indéfectible envers la mode me manquent.
C’est dans cet esprit téméraire que j’ai fait fi de toute prudence et décidé de porter des talons hauts à une fête de Noël. Vous vous dites que ça n’a rien d’extraordinaire. C’est que vous avez déjà oublié mon dernier billet, qui parlait de ma semaine en fauteuil roulant. Pas étonnant que les gens ne comprennent pas la sclérose en plaques (SP). J’aimerais vous dire que j’ai pu grimper sur mes talons hauts parce que mon équilibre s’était grandement amélioré, de même que mon pied tombant et la force de mes jambes. En fait, je ne sais pas à quoi j’ai pensé.
Faux. Je le sais.
Je me disais que la longueur de la jupe nécessitait des talons hauts. Un simple calcul. Et comme ma G avant moi, je sais que le gros bon sens n’a pas sa place dans la mode.
Pareil pour moi. Je suis terrible. Mais s’en faire pour des talons hauts? C’est pas sérieux. Ce ne sont que des chaussures, un accessoire. Vous n’avez pas des problèmes plus importants?
N’avez-vous pas la sclérose en plaques?
Bien sûr que si. Mais je sais trouver la joie dans de petites choses, même si les petites choses peuvent parfois occasionner de gros ennuis. Cela dit, les talons hauts ne sont pas une si petite chose. Pour moi, ils représentent la féminité. Ils ne sont pas faits pour les petites filles, ce sont des chaussures de femmes. À la fois pratiques et pas pratiques, fortes et sexys, elles sont un rite de passage. Elles font partie de ces petits luxes qui permettent de s’évader quand les temps sont durs.
Vous ne trouvez pas que les temps sont durs?
Sans parler de tout ce que peuvent dire des talons aiguilles. Ils peuvent faire une entrée remarquée, mais visez un peu la sortie! Écoutez-les claquer sur le sol après avoir pivoté sur vous-même pour tourner le dos à l’ingrat. Leur bruit sec qui s’accorde à votre colère exprime mieux votre rage que les mots ne sauraient le faire.
Essayez de faire la même chose avec des mocassins.
Avant samedi, ça faisait très longtemps que je n’avais pas porté de chaussures fines. Si j’avais su qu’elles allaient accumuler autant de poussière dans mon placard, j’aurais certainement fait de leur «dernière» apparition publique un évènement plus important: m’en servir pour boire du champagne, m’endormir en les serrant dans mes bras, etc. Ma descente dans les chaussures plates, sécuritaires et ennuyeuses a été lente et insidieuse. J’ai commencé à utiliser une canne à contrecœur, en même temps que mes talons devenaient de plus en plus plats. Je me disais que ces modifications étaient temporaires, qu’elles m’aidaient à traverser les longues journées. C’était un mensonge auquel je m’accrochais pour repousser l’inévitable deuil.
Évidemment, la qualité de ma présence ne tient pas uniquement à ce qui est à mes pieds. Mais on ne peut pas nier que ce que nous portons a un impact sur la façon dont nous nous portons. Pour moi, ça commence par les chaussures (l’état de mes cheveux arrive en deuxième position). L’ajout d’une orthèse dans ma chaussure m’a obligée à prendre une taille plus grande, de sorte que non seulement je dois porter des chaussures basses et asexuées, mais mes pieds, qui répondaient aux canons grecs de la beauté, ont maintenant l’air des pieds lourds de Shrek. Et je devrais accepter cela gentiment?
Ces derniers mois, j’ai envisagé un chaussicide de donner ma collection de chaussures. Si mes jambes deviennent plus fortes, mes vieilles chaussures seront démodées et devront être remplacées de toute façon. Mais la vérité, c’est que j’ai peur de m’en débarrasser, car je ne reverrai sans doute jamais de talons hauts dans ma garde-robe. En fait, c’est beaucoup plus qu’une affaire de vanité, c’est une question de capacités. Et c’est ce qui fait le plus mal. J’ai déjà perdu quelques batailles contre la SP, et je ne suis pas du tout, mais pas du tout prête à perdre celle-là.
Alors ce soir-là, j’ai enfilé une paire de Fluevog. Des talons hauts, mais pas trop. J’ai allongé ma canne en conséquence et j’ai pris le bras du Banquier. J’ai marché lentement, concentrée, en me sentant grandie et fière. Je n’avais pas beaucoup de pas à faire. Je n’ai pas bu autant de martinis à la canne de Noël que j’aurais éclusés en talons plats. J’ai passé la plus grande partie de la soirée perchée sur une chaise, les jambes croisées, prête à recevoir les compliments, entourée de quelques-uns de mes plus charmants amis qui n’ont rien dit de mon imprudence, mais seulement «Oh my God, j’aime tes chaussures»!
Ma G aurait été fière.
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