Le lendemain d’une sortie avec le Banquier, je me suis réveillée en repassant le film des évènements, et je me suis accrochée au plus moche. On fait tous ça, non? En fait, ç’avait été une superbe soirée et je m’en voulais de me concentrer sur la seule partie négative, mais c’est comme ça. De toute façon, vous n’avez pas cliqué sur ce titre pour entendre parler de foie gras et de champagne. Vous êtes ici parce que vous voulez savoir comment un trouduc m’a stigmatisée.
À cause de la sclérose en plaques (SP), ma démarche est affreuse. Je n’ai pas l’habitude de m’autodémolir et je suis reconnaissante de pouvoir marcher, mais soyons réalistes, ma démarche n’est pas jolie du tout. Je marche pliée et tordue, instable et incertaine. On a plus d’une fois qualifié mes pas de frankensteiniens. Pour ajouter à l’insulte, tout se passe comme dans un film au ralenti. Même quand ça urge, je ne peux pas aller plus vite. C’est impossible. Partout où je vais, ma démarche m’attire des regards fascinés et inquiets, des regards que je peux ressentir dans mon corps, je le jure. Je sais à quel point c’est malaisant de me voir marcher et pourtant, personne ne détourne le regard.
Dans ces moments-là, moi qui suis normalement sure de moi et cool, je me sens diminuée, consciente de moi-même et haïssant mon corps si peu coopératif. Mon pauvre corps imprévisible, qui essaie juste de faire son travail et qui n’a pas besoin que j’en rajoute une couche. Dans ces moments-là, j’essaie désespérément d’aller plus vite, mais ça ne se peut pas. J’aurais envie de crier «Regardez ailleurs!» À la place, je souris timidement et je m’excuse.
Je m’excuse d’être dans le chemin. De prendre de la place. De déranger.
Hier soir, pour sortir de notre bistrot français préféré, trop exigu pour accueillir mon déambulateur, je me suis frayé un chemin à travers les tables avec ma canne dans la main gauche et le Banquier à mon bras droit. J’esquivais les serveurs chargés en multipliant les «pardon» et les «désolée». Je ne voulais pas me faire remarquer et je me disais que les gens avaient autre chose à faire qu’à suivre ma traversée héroïque du resto. Tout à coup, un convive, à deux tables de nous, a lancé au Banquier sur un ton admiratif: «Vous êtes un homme bon».
Ah oui?
Pincez-moi. Le Banquier est un homme bon, peut-être même le meilleur. Mais ce quidam ne sait pas ça. Et son commentaire m’a blessée. Tout ce qu’il sait, c’est qu’un homme, qui a l’air de travailler dans une banque, a diné avec une belle femme, quoique un peu déglinguée. L’enfoiré, qui m’avait regardée, mais pas dans les yeux, était tellement impressionné par notre couple qu’il s’est senti obligé de le complimenter publiquement. Enfin, en partie seulement. Sa remarque supposait qu’il y avait quelque chose d’extraordinaire dans le fait qu’un homme comme le Banquier soit avec une femme comme moi. J’étais la petite chanceuse que cet homme vertueux avait prise en pitié. Mais c’est quoi, cette merde?
Je sais que c’est des conneries. Je sais que ça ne devrait pas compter, ce que les autres pensent. Je sais même que je réagis de façon excessive. Normalement, je finis mes billets avec quelque chose de sage et d’encourageant, ou au moins sur une note optimiste, mais là, je n’ai rien. Je suppose que je dois continuer à m’habituer à ce que ma maladie précède ma personne partout où je mets les pieds.
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