La dernière fois où j’ai caché ma SP

La dernière audition où je me suis présentée remonte à quatre ans, et j’ai merdé. Mais vraiment. J’avais pris le métro, je m’étais trompée de sortie, ce qui signifie un paquet de marches de plus à monter et à descendre. Il faisait chaud, on était en aout et j’étais en talons hauts. Il fut un temps où j’étais chanteuse.

La dernière fois où j’ai caché ma sclérose en plaques

Je vivais déjà avec la sclérose en plaques (SP) depuis plusieurs années au moment de cette dernière audition. Ce fut ma dernière sortie sans aide à la mobilité. Dit autrement: la fin d’une époque où je pouvais subitement me transformer en loque humaine après avoir fait un pas de trop.

Sans avoir pris une seule goutte d’alcool

La SP a dû affecter aussi mon jugement, parce que chaque fois qu’un de ces épisodes de grande faiblesse arrivait, il me prenait par surprise. D’une fois à l’autre, je n’apprenais pas. 

En tant que fille de la ville qui ne conduit pas et qui utilise les transports collectifs, je me suis retrouvée à plusieurs occasions presque incapable de mettre un pied devant l’autre. Tout à coup, je ployais sous le poids de mon propre corps. Quand je traversais la rue en me trainant péniblement, les voitures me klaxonnaient. Putain, ils ne voient pas que j’ai désespérément besoin de m’assoir? Plus d’une fois, j’ai dû appeler le Banquier, complètement défaite et humiliée, pour qu’il vienne me chercher en voiture, à quelque 100 pas de la maison.

C’est donc ainsi que je me suis rendue à cette audition: encore une fois stupéfaite de la rapidité avec laquelle quelques pas supplémentaires pouvaient me déglinguer. Mais je ne pouvais révéler la raison de mon état lamentable.

Sur la scène lyrique, la sclérose en plaques était mon secret inavouable.

J’ai réussi à faire l’audition et les juges ont réussi à ne pas me demander si j’avais besoin d’une ambulance ou si j’étais juste soule. Mais ce qu’on pensait tous, c’est «Fuck! Qu’est-ce qu’elle fait ici? C’est une blague? Je pensais qu’elle était chanteuse.» À ce moment-là, j’ignorais que ce serait ma dernière audition. 

Avec le recul, je comprends que cet évènement a signifié l’éclipse officielle d’une partie de mon identité. Le travail de sape avait commencé bien avant, mais comme pour toute rupture, c’est impossible de mettre le doigt sur le moment exact où les choses ont commencé à se détériorer.

Les portes ne claquent pas toujours. Parfois, elles se referment tellement doucement qu’il faut beaucoup de temps avant de comprendre qu’elles se sont refermées à jamais derrière nous.

Exit le chant

Ça fait au moins un an que je n’ai pas chanté en public. Que je n’ai pas chanté du tout, en fait. Je n’ai plus de plaisir à chanter quand il me faut autant de coaching pour arriver à quelque chose. Après avoir travaillé si fort pendant si longtemps, mon cœur s’est brisé quand je me suis aperçue, à bout de souffle, que je ne pouvais plus me tenir debout et chanter en même temps. J’arrivais tout juste à émettre un filet de voix fatiguée. Ce qui avait déjà été tonifiant était devenu intoxicant. Comme un champignon louche qu’un gnome pervers m’aurait incitée à essayer.

Quelle triste histoire, n’est-ce pas? En fait, je ne m’apitoie pas sur mon sort, ce n’est pas mon genre. Mes rêves de diva ont été refroidis par la sclérose en plaques bien avant cette dernière audition lamentable. J’avais déjà accepté que je n’aurais pas de «vraie» carrière de chanteuse et je me contentais d’étudier mon art en faisant des contrats de temps en temps, principalement avec des chorales.

La SP peut vous arrêter

Pendant un instant, vous êtes plein de rancune, rageant contre ce qui vous a été enlevé, et l’instant d’après, vous vous raccrochez, plein de gratitude, à ce qui vous reste et que vous avez eu peur de perdre. Je suis passée assez rapidement du ressentiment de devoir m’arrêter au sentiment d’avoir de la chance de pouvoir encore chanter.

J’ai eu un professeur de calibre international qui a investi en moi comme si j’avais été une star, même s’il savait que je n’en serais jamais une. Le seul fait d’être dans le studio me rendait heureuse. Chanter sur scène n’avait plus vraiment d’importance (j’ai quand même fait plusieurs apparitions). Je n’étais en compétition qu’avec moi-même, essayant d’atteindre ce que je pouvais faire de mieux. Chanter était une sorte de thérapie. Peut-être parce que ça ressemble à gueuler, mais avec moins de gros mots.

et vous pousser vers une autre voie

Aujourd’hui, je m’aperçois que pendant que la musique s’éclipsait de ma vie, l’écriture s’y faufilait. C’est arrivé naturellement, sans intention consciente, sans même m’en rendre compte. Je n’aurais jamais pu prédire que l’écriture serait aussi gratifiante que le chant, et même plus à certains égards. Alors que je me démenais pour trouver ce que ma voix avait d’unique au milieu d’un océan de sopranos, comme autrice, je connais ma voix. Je sais exactement ce que je veux dire. Entre autres, j’aime dire des gros mots et tout le monde sait qu’ils n’ont pas leur place dans un récital.

Je pense encore au chant de temps en temps. Au détour d’une chanson ou d’une photo de mon passé pas si lointain (merci, souvenirs Facebook), je me mets à penser à tout ce qui a changé. Je me demande combien de versions de soi-même on peut connaitre dans une vie. Je pense que ce dont j’ai vraiment besoin, ce dont tout le monde a besoin pour continuer, c’est d’un but, d’une raison d’être. En ce moment, ma raison d’être, c’est d’écrire. Alors, merci de me lire, Trippeuses et Trippeurs.

Et juste au cas où vous aimeriez jeter un œil à l’ancienne version de moi, voici une chanson que j’ai enregistrée dans ma vie antérieure. C’est une lettre d’amour au Banquier qui parle de… vous verrez bien.

 

 

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