La grande nouvelle chez nous, cette semaine, c’est que le Banquier et moi sommes admissibles à notre deuxième dose de vaccin contre la covid.
Préparez les feux d’artifice, faites sauter les bouchons, c’est la fête, non?
Nos rendez-vous sont pris, la fin approche. Je peux enfin diner avec des amis, les serrer dans mes bras et célébrer, avoir une manucure décente et me faire épiler les sourcils.
Quand j’ai demandé au Banquier ce qu’il avait hâte de retrouver, il m’a répondu: «L’épicerie. Je vais pouvoir recommencer à faire l’épicerie en personne!»
O.K. De toute évidence, le Banquier a oublié comment vivre sa best life. Ne lui dites pas que les échantillons gratuits ont été annulés pour toujours. Mais moi, j’ai de grands objectifs, nobles, même. Alors pourquoi j’ai une boule dans l’estomac? Et cette espèce de serrement? Qu’est-ce que c’est? De la jalousie?
Maintenant que la deuxième dose est inscrite à l’agenda, je réalise que ça ne changera pas grand-chose dans ma vie.
En fait, pas seulement dans ma vie, dans celle de beaucoup de monde, du moins au début. À Toronto, on commence à peine à alléger les consignes. Les restaurants ne peuvent ouvrir qu’en terrasse à partir de vendredi (11 juin). Les salons d’esthétique sont toujours fermés, ce qui veut dire que ma ligne de sourcils devra attendre encore un mois.
Au Canada, les masques ne sont pas à la veille de tomber.
Mais le moindre assouplissement a l’air d’une grosse nouvelle après tous ces mois d’enfermement. Alors que les restrictions sont levées une à une, je n’arrive pas à éprouver le soulagement et la paix d’esprit des gens qui sont pleinement vaccinés. Je dois encore me demander si c’est une bonne idée de participer à quoi que ce soit que le gouvernement autorise à chaque étape du déconfinement.
Je ne parle pas de toutes les façons dont la sclérose en plaques s’est ingérée dans ma vie et l’a empêchée d’être «normale» (peu importe ce que ce mot veut dire) avant même qu’il soit question de pandémie mondiale. Beaucoup de personnes atteintes de maladies chroniques ou handicapées connaissaient le confinement à différents degrés bien avant que la covid fasse son apparition. À cause de la SP, je suis souvent restée sur le banc, et en général, je m’y fais. J’ai ma routine et mes stratégies. Je me suis adaptée à la vie avec un handicap.
La dépression post-vaccination que j’appréhende tient au fait que même après une deuxième dose, je ne peux présumer que je suis complètement protégée contre la covid. Pour ma SP, je reçois un traitement à l’ocrélizumab (Ocrevus) qui cible la protéine CD20 et entraine la déplétion lymphocytaire, ce qui est une façon savante de dire que mon système immunitaire n’est pas au top contre la covid.
Je ne dis pas ça pour dénigrer Ocrevus ou les vaccins. Je suis infiniment reconnaissante envers Ocrevus parce que ma SP attend toujours l’occasion pour foutre ma vie en l’air. Et je remercie les vaccins parce qu’avec la covid, mieux vaut un peu de protection que pas de protection du tout.
En clair: faites-vous vacciner.
Mais un peu de protection n’est peut-être pas assez de protection pour que je jette mon masque et que j’embrasse mes neveux et nièces. Les personnes deux fois vaccinées renouent, insouciantes, avec les joies du shopping et des brunchs bien arrosés. Pendant ce temps, le doute persiste pour les personnes immunodéprimées. Que concluront les études sur l’efficacité des vaccins dans leur cas ? Je ne sais pas encore exactement comment je vais me joindre à la société sans risquer la contamination. Alors, avec mes sourcils en broussailles, je me sens un peu larguée.
La nervosité et l’anxiété du retour à la normale ne sont pas exclusives aux personnes qui vivent avec la SP. Beaucoup de gens sans problèmes immunitaires doivent aussi composer avec cette espèce de confusion mentale. Après avoir vécu un évènement qui a fait des millions de morts, on peut avoir du mal à retourner à la vie «normale» en toute confiance.
Pour contrer cette anxiété, il peut être tentant de continuer de s’isoler. L’ennemi connu, c’est la covid ; la meilleure défense, c’est l’isolement. J’ai connu la peur qui persiste après qu’on vous ait dit qu’une chose était parfaitement inoffensive alors que jusque-là, elle pouvait vous tuer. J’ai grandi avec une allergie anaphylactique aux noix. Ouais, j’étais ce genre d’enfant. Dans la vingtaine, un allergologue m’a confirmé que seules les noix, les arachides et les pacanes pouvaient m’être fatales. Je pouvais plonger dans les noix de cajou, les amandes et les pistaches.
J’étais terriblement angoissée quand j’ai mangé ma première amande: j’avais été conditionnée à associer cet aliment à la mort. Pendant longtemps, je n’ai pas jugé bon de surmonter cette peur. Bien sûr, on peut vivre toute une vie sans Nutella, mais avez-vous déjà gouté le Nutella?
Pire qu’une vie sans crêpes au Nutella, l’isolement a de sérieuses conséquences. Beaucoup de personnes atteintes de SP ont un trop maigre capital social. Si nous n’investissons pas activement dans nos relations, nous pourrions nous retrouver dangereusement seuls. Très vite. Parce qu’au fur et à mesure du déconfinement, les membres de nos cercles d’amis vont retourner dans le monde extérieur. Se souviendront-ils de ce qu’on ressent quand on est isolé? Quand ce ne sera plus nécessaire de démontrer sa créativité pour garder le contact, combien de personnes seront laissées à elles-mêmes?
On n’a jamais été tous dans le même bateau, mais on était tous dans la même tempête.
Même si le déconfinement peut être angoissant, je ne suis pas contre. Au contraire. Ça fait déjà trop longtemps que le Banquier fait de la télébanque. Éventuellement, il va retourner au bureau et alléluia. Oui, sa présence comportait des avantages, c’est chouette d’avoir du café frais au réveil, mais bon sens qu’il tape fort (pas le café, le Banquier sur son clavier)!
Dans notre loft où tout est ouvert, je dois planifier la préparation de mes smoothies en fonction de ses très nombreux appels vidéos. Des appels qui m’auront appris que le travail en finance consiste surtout à répéter des mots comme «initiative» et «compétence de base». J’oubliais «on y réfléchit et on vous revient». C’est étonnant comment dans un milieu aussi traditionnel, on parle de «sortir des sentiers battus». En même temps, il faut dire que je parle fort et qu’il se met sur mute quand je donne des entrevues sur l’incontinence.
Il est temps de remettre un peu de mystère dans notre couple.
Peut-être que je me sentirais plus en sécurité si on continuait d’appliquer certaines leçons que cette pandémie nous a apprises. Le confinement fait chier et j’espère qu’on n’aura plus jamais à vivre ça (l’anxiété de la quatrième vague est réelle). Par contre, le port du masque et la distanciation nous auront permis d’éviter la saison de la grippe l’hiver dernier. Ce n’est pas rien quand on sait que le tiers des poussées de SP sont provoquées par la grippe et le rhume. Je me demande combien de poussées ont ainsi pu être évitées, sans parler des dommages permanents qui peuvent en découler.
On pourrait éviter de se moucher le cerveau ou de se cracher les poumons chaque hiver. Je ne parle pas de continuer les mesures extrêmes contre la covid, mais pourquoi ne pas standardiser le port du masque dans les lieux publics bondés? On contribuerait ainsi à protéger les plus vulnérables.
J’ai bien peur que la réponse soit non. Parce que notre société ne se sent pas suffisamment concernée pour dire oui. Perso, je ne me vois pas jouer des coudes dans un théâtre ou dans le métro sans masque. Dans la mesure du possible, je vais continuer de me protéger.
L’anxiété, c’est la peur de l’inconnu. Bienvenue en SP. Je devrais être meilleure pour gérer ça, depuis le temps. Comme les crêpes au Nutella de mes 20 ans, la perspective d’échanger les derniers potins avec les amis et de laisser des professionnels prendre soin de moi est une puissante motivation. Je peux certainement trouver une manière de me déconfiner. Le statut en matière de vaccination des patients sous traitements comme Ocrevus, Rituxan ou Kesimpta n’est pas noir ou blanc. On est plutôt dans une zone grise où on doit analyser attentivement les directives du gouvernement.
Dans ma tête, je délivre des passeports vaccinaux pour accéder à mon pays, le royaume d’Ardra. Je n’accorde de permis qu’aux seules personnes jugées dignes de confiance. Je peux difficilement penser aux choix que les autres font pour eux-mêmes sans me demander s’ils pensent aussi à me protéger. Est-ce qu’ils prennent mes préoccupations au sérieux? Je pose la question de manière courtoise.
La vaccination est devenue un sujet polarisant alors que nous avons besoin de compassion comme jamais. Même si je ne suis pas d’accord avec la façon dont certains approchent la pandémie, je vois bien que leurs choix n’ont rien à voir avec moi. Nous sommes tous traumatisés. Chacun fait ce qu’il croit être le mieux, et je suis libre de limiter mes interactions, sans prendre les choses personnellement.
Mon été post-vaccination se déroulera sous le double signe de l’hésitation et de l’évaluation. Je vais évaluer les risques, voir ceux qui sont acceptables et, petit à petit, revenir en société. Je n’ai jamais voulu faire l’épicerie, de toute façon.
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