Depuis le lancement de mon livre Fallosophy (ou Philosophie de la chute?), je suis tombée trois fois. Sans blague. En moins de trois mois, j’ai embrassé le sol trois fois.
La première chute de la série s’est produite quelques heures avant la soirée de lancement de Fallosophy. Je me préparais pour cette soirée extraordinaire quand j’ai trébuché sur… rien. Bang. Face contre terre dans l’entrée. Mon bras et mon épaule ont tout fait pour me sauver la face.
Je me suis déjà fait une ou deux (bon, OK, trois) fractures, mais j’avoue que la plupart de mes chutes n’ont pas été trop dramatiques. Jusqu’à maintenant. Si on exclut, évidemment, les blessures à mon égo démesuré.
Les réactions aux chutes peuvent être pires que les chutes elles-mêmes. Je suis déjà tombée en sortant d’un Uber et j’ai hurlé «Ça va! Tout est beau!» sur le ton de arrêtez-de-me-regarder parce que je ne m’étais pas cognée assez fort pour perdre connaissance. Tout à fait consciente des étrangers ahuris qui se précipitaient pour m’aider, j’aurais voulu disparaître sous la voiture pour m’éviter l’humiliation.
Parce que dans notre société, on pense que:
Les vraies chutes (d’eau) sont très bien (très instagrammables, la nature est jolie)
Tomber amoureux, c’est probablement bien (on perd la tête, mais on gagne des endorphines, et c’est temporaire)
Tomber de haut ou tomber des nues, c’est probablement mauvais (une grande déception causée par votre orgueil ou votre naïveté)
Tomber dans un cyberpiège, c’est résolument mauvais (vous êtes une personne naïve, stupide ou vieille ou vieille et stupide)
Tomber par terre, c’est la pire des chutes (vous avez bu ou vous êtes une personne maladroite, incompétente, fragile et, en passant, la cible parfaite des cyberprédateurs)
Tomber, c’est perdre le contrôle. Dans une culture qui valorise l’assurance, l’aplomb, la maîtrise de soi, le calme, tomber manque de dignité. Et si une personne tombe souvent, on pourra déduire qu’elle n’est pas apte à s’occuper d’elle-même.
Les chutes sont saisissantes. Tout à coup, vous vous écrasez au sol et, bang, le silence se fait autour de vous. Sans le vouloir, vous vous donnez en spectacle et vous ne pouvez pas vous attendre à ce que les gens restent indifférents. Impossible. Parce que les chutes réclament une réaction: le rire ou la pitié. Il n’y a pas d’autre option. Mais peu importe la réaction, le résultat est le même pour la personne qui tombe: elle vit une perte de statut tant physique que social.
Tomber vous place dans une position de vulnérabilité. Étendu·e au sol, vous avez une vue imprenable dans les nez et les jupes d’un monde qui se tient debout, défiant avec assurance la gravité. Les chutes peuvent être démoralisantes. Humiliantes, genre.
L’effet de surprise — une rupture soudaine et inattendue du statuquo — peut provoquer le rire, du moins jusqu’à ce que l’empathie prenne le dessus. Une vidéo devenue virale en 2020 s’intitulait Un chat tombe du balcon et assomme un homme qui promenait son chien. C’est tellement saugrenu, on n’a même pas besoin de voir la vidéo pour trouver ça drôle.
Les chutes nous rappellent que les corps sont absurdes. Quand nos jambes défaillent tout à coup et nous jettent par terre, nous faisons face à notre réalité de mortels: une pelure de banane peut nous précipiter dans la tombe. Alors, quand quelqu’un se relève d’une chute sans blessures graves, le soulagement de savoir que le pire a été évité peut déclencher le rire. Récemment, quand j’ai embrassé le sol, j’avais plus envie de dire «Je vais rester étendue ici un moment, me reposer» que de demander de l’aide. À ma troisième chute post-lancement, j’ai demandé au Banquier de m’apporter un oreiller.
Pendant que les autres cherchent à comprendre comment j’ai bien pu me retrouver par terre, moi j’analyse la scène du crime en quête de preuves pour m’inculper.
La dernière fois où je suis tombée, je marchais avec une seule canne (plutôt que mes deux cannes habituelles) parce j’avais besoin d’une main pour transporter un exemplaire de mon livre. OK, je mets peut-être un peu trop de performance dans ma tournée promotionnelle.
Trois chutes en 70 jours, c’est beaucoup, même pour une fille qui est devenue amie avec le plancher. Chaque fois que je tombe, je me dis que j’aurais pu prévenir le coup simplement en décidant de ne pas tomber. Mais ce n’est pas comme ça que ça marche.
Je ne cherche pas à me défendre, du moins pas complètement. Les gens qui s’inquiètent pour moi sont parfois excessifs dans leurs réactions, mais ils ont raison sur un point: je dois trouver le moyen de tomber moins souvent, de tomber mieux. Parce que soyons réalistes, il n’existe pas de moyen pour que je ne tombe plus du tout.
Des années de vie commune avec la sclérose en plaques (SP) m’ont appris qu’une augmentation de la fréquence des chutes peut signifier qu’il est temps de réévaluer mon usage des aides à la mobilité. Paula, ma physio, a essayé de me le faire comprendre gentiment: Je suis vraiment désolée, mais je pense que tu ne peux plus marcher avec une seule canne. Non, sérieux? En fait, je ne m’objecte pas, je suis d’accord avec elle. Mais je me demande sérieusement comment je vais faire pour transporter mon café.
Il peut arriver que le plus gros problème ne soit pas la chute elle-même, mais le fait de se relever. Je ne parle pas ici au figuré — se relever dans la vie n’est jamais facile —, mais au sens strict: se remettre debout.
Je ne peux pas savoir quand je vais tomber la prochaine fois, mais je peux m’y préparer. Paula, ma physio, a donc ajouté quelques exercices à mes séances d’entraînement. Je perfectionne ainsi mon reculons avec le derrière en l’air, et j’ai une bonne raison pour lever des poids: lors de mes trois dernières chutes, j’ai été incapable de me relever toute seule. Fuck ma vie.
Sachant que je peux tomber n’importe quand, j’ai aussi légèrement modifié ma routine matinale. Je ne me sens plus aussi sûre de moi dans mon look Zoom (professionnelle en haut de la ceinture, ermite négligée en bas). De quoi j’aurais l’air s’il fallait que les pompiers débarquent pour me secourir? Cet hypothétique sauvetage a fini par m’obséder au point où je commence maintenant ma journée en me brossant les cheveux. Je mets du déodorant TOUS LES JOURS, que j’en aie besoin ou non. Les matins où je me sens particulièrement fragile, j’ajoute un peu de parfum et je mets l’aspirateur robot en marche. Personne ne veut être secouru dans un t-shirt plein de sueur de la nuit d’avant.
Si, comme moi, vous êtes à risque de chutes, rappelez-vous que la mobilité n’est pas un préalable à la dignité. Maintenir son équilibre n’est pas un accomplissement moral et tomber n’est pas un échec. Si on tombe, c’est parce qu’on est en mouvement et qu’on négocie avec la gravité dans un corps qui a échoué en physique. On se relève comme on peut. On fait de notre mieux.
Restez debout Trippeuses et Trippeurs. Et si on vous retrouve les quatre fers en l’air, j’espère que vous aurez pensé à mettre des sous-vêtements ce matin-là.