Un soir, il y a de cela bien des années, le Banquier et moi étions sortis prendre un verre avec de nouveaux collègues à moi. Entre les antipasti et le montepulciano, la conversation s’est mise à tourner autour de nos petits traumas, comme la fois où mon copain du secondaire m’a accidentellement passé sur un doigt avec la lame de son patin. Vous voyez le genre d’histoires d’horreur. Par exemple, la fois où on vous a fermé la portière de l’auto sur la main, la fois où vous vous êtes donné un coup de poing dans le visage en essayant de mettre un soutien-gorge ou n’importe quel incident avec de la crazy glue, une mandoline ou un chalumeau à crème brulée.
Ne voulant pas rater cette occasion de raconter une histoire sordide, le Banquier a commencé à partager son anecdote traumatisante — plutôt notre anecdote. Ça s’est passé dans une chambre d’hôtel à Montréal, quand mon appareil à auto-injection s’est coincé. Pendant que le Banquier essayait de régler le problème, l’appareil s’est soudainement débloqué et la seringue, chargée d’un puissant médicament modificateur de la SP, a été catapultée dans les airs avant d’aller se planter dans le gros orteil du Banquier qui était pieds nus, évidemment.
Mais le Banquier ne s’est pas rendu jusqu’à cette fin épouvantable. Il venait à peine de commencer à conter l’histoire quand il s’est aperçu qu’elle le forcerait à révéler ma sclérose en plaques. Il s’est mis à patiner, et plus il essayait de s’en sortir, plus il s’empêtrait. Son histoire ressemblait de plus en plus à une anecdote d’héroïnomane. J’aurais dû détourner l’attention en parlant plutôt de son troisième mamelon, mais je respecte les limites de l’intimité. Et puis, cette histoire lui appartient. À la place, j’ai sauté sur l’occasion pour révéler que j’avais la sclérose en plaques.
Quand j’ai reçu mon diagnostic de sclérose en plaques, je n’ai jamais pensé que les gens me traiteraient différemment à cause de la maladie. J’en parlais ouvertement.
Je croyais aussi que les sirènes existaient et que la vodka ne donnait pas la gueule de bois. J’avais tout faux. J’ai vite appris que les gens changent d’attitude quand ils savent que vous avez une maladie chronique comme la SP. L’obligation de prouver ma maladie invisible, la consternation de me voir traitée comme de la marchandise abimée et la peur d’être exclue ont fini par me persuader de garder ma SP secrète.
Il y avait quelque chose de grisant à me faire passer pour quelqu’un d’autre. Je pouvais être Ardra plutôt que Ardra-avec-SP. Mais ce n’était pas viable. Garder un secret crée de l’anxiété, et la SP va trouver le moyen, de toute façon, de se révéler. Souvent dans des gestes que nous-mêmes, qui avons la maladie, ne reconnaissons pas. On me posait des questions sur ma démarche bizarre et on voulait savoir pourquoi je choisissais une taille de police visible de l’espace sur mon téléphone.
Je me rappelle un lunch avec un nouvel ami où j’ai passé 45 minutes dans les toilettes. À l’époque, je commençais à m’auto-cathétériser. J’ai déjà trébuché dans une audition et je me suis dit que les juges penseraient que j’étais soule. Pendant la tournée européenne du chœur (où, comme tout le monde, j’étais vraiment soule) le bruit courait que j’étais enceinte parce que j’avais énormément besoin de repos.
J’étais plus à l’aise de passer pour insolente et insouciante que malade et invalide.
On associe le coming out à la communauté LGBTQ+. Les personnes handicapées sont marginalisées de manières différentes, mais dans les deux cas, il s’agit de gens qui ont senti le besoin de cacher une identité sur laquelle ils n’avaient pas le contrôle. Et dans les deux cas, les gens ont peur de l’impact que pourrait avoir un coming out sur leur carrière, leurs relations et leur sécurité. Ils risquent d’être isolés, stigmatisés et vus comme des personnes diminuées. L’homophobie existe, le capacitisme aussi.
Si vous n’avez pas encore vu la série Special sur Netflix, faites-le maintenant. Quand vous aurez fini de lire ce billet, je veux dire. Le personnage de Ryan O’Connell (adapté de son vécu) est un gai qui s’assume. Il marche de façon étrange et a des comportements bizarres qui n’ont rien à voir avec son orientation sexuelle, mais avec la maladie. Il fait croire à ses collègues qu’il a été frappé par une voiture plutôt que de dire la simple vérité: il souffre de paralysie cérébrale.
Une étude récente (texte en anglais) révèle que pour plusieurs personnes atteintes de SP, le fait de cacher sa maladie ou de la révéler est une source d’anxiété et de dépression. Il ne suffit pas de se faire dire que le monde va comprendre et que la loi est de notre bord. Parce que, est-ce que la loi est vraiment de notre bord quand les systèmes en place gardent les corps handicapés hors de la vue? Quand l’inaccessibilité est la règle, que les médicaments et l’équipement médical sont inabordables, et que les personnes handicapées doivent régulièrement se battre pour obtenir des indemnités?
Il peut être terrifiant de dire que vous avez la sclérose en plaques à quelqu’un en position d’autorité. Ou à quiconque a une influence sur votre vie ou dont l’opinion compte pour vous. Nous vivons dans une société qui croit — et qui dit — qu’un corps sans handicap vaut mieux qu’un corps handicapé.
On peut dire publiquement qu’un corps sans handicap vaut mieux qu’un corps handicapé sans être dénoncé. C’est peut-être même quelque chose que vous croyez vous-même.
Il est également accepté que l’on réagisse avec horreur face aux personnes handicapées. Si vous pensez que j’exagère, laissez-moi vous rappeler le Défi du nouvel enseignant sur Tiktok. Les parents — oui, les parents — montraient des photos de personnes handicapées à leurs enfants en leur disant que ce serait leur enseignant à la rentrée. Ils partageaient ensuite, hilares, la réaction horrifiée des enfants.
Alors, nous cachons notre SP comme si c’était quelque chose de honteux. Même devant des gens de qui notre survie dépend. Mais qui ne voudrait pas balayer cette merde sous le tapis, me direz-vous. Cacher votre condition comporte peut-être des avantages, mais ça vous nuit. Vous payez le gros prix en vous obligeant à vous débrouiller seul ou seule, en vous privant des accommodements nécessaires. Cela peut mener à la frustration, à la fatigue et à une réduction de votre habileté à accomplir les tâches quotidiennes. Garder le silence peut aussi avoir d’autres conséquences.
À un moment donné, je me suis trouvée moche de cacher ma sclérose en plaques. J’avais l’impression de me trahir moi-même.
Quand on ne se sent pas suffisamment en confiance pour révéler notre SP, on finit par se convaincre qu’on a quelque chose de honteux à cacher. Même le mot «révéler» suggère qu’il se passe quelque chose de pas net qu’on sent le besoin de confesser.
Quand on cache notre SP, on n’est jamais libre d’être qui on est vraiment. Notre estime de nous-mêmes repose sur un mensonge que l’on doit entretenir. Quand on dit ce n’est pas moi, je ne suis pas comme ces gens-là, on contribue à stigmatiser les personnes atteintes de maladies chroniques. On encourage le statuquo et on se convainc que l’invalidité est un choix.
Le besoin d’appartenir au groupe est humain, et le désir d’être inclus est puissant. On a beau savoir que les personnes handicapées constituent le plus grand groupe minoritaire dans le monde, ça ne nous donne pas plus confiance, encore moins de quoi être fier. Il y a tellement de gens qui vivent dans la peur d’être «démasqués», d’être vus comme abimés, brisés, malades, diminués. Être handicapé fait partie de la norme. Si on n’est pas capable de lever la main et dire c’est moi, c’est à ça que ressemble la sclérose en plaques, on ne pourra pas s’attaquer au préjugé qui veut que l’on soit différent, étrange, diminué, autre.
J’ai jamais dit ça! Vous n’avez pas besoin de dire à tout le monde et à n’importe qui que vous avez la sclérose en plaques. Même avec une façon de marcher qui me trahit et ma présence ouvertement SP sur Internet, je trouve encore plein d’occasions de refuser aux curieux l’accès à ce genre d’information. Pas parce que j’ai honte d’avoir la sclérose en plaques (je n’ai pas honte), mais parce que j’ai décidé que ce n’était pas dans mon intérêt de tout raconter à tout le monde. Je ne dois d’explications à personne. Vous non plus.
Faire son coming out de manière positive et qui nous renforce demande de la pratique. C’est difficile de reconnaitre qu’on appartient à un groupe auquel personne ne veut appartenir. Ce n’est pas facile de revendiquer un tel statut dans une société qui crée une hiérarchie des corps, qui met la productivité et la pseudo perfection au-dessus de tout. Mais nous avons le devoir d’affirmer notre droit à l’inclusion pleine et entière.
Dans un monde plus évolué où les handicaps ne seraient plus incompris, stigmatisés et vus comme des freins, les personnes atteintes de sclérose en plaques n’auraient plus peur de partager leur condition. D’ici là, on ne peut pas lutter pour nos droits, contre les préjugés et le capacitisme si on ne se fait pas entendre ouvertement, fortement et fièrement.
Personne n’a dit que le progrès était facile.
Suivez Tripping On Air sur Instagram et Facebook.