La sclérose en plaques (SP) n’est pas un long fleuve tranquille. Des jours, ça va, d’autres pas. J’essaie de ne pas paniquer quand j’ai une mauvaise journée, comme celle que j’ai eue la semaine dernière. Je ne voyais pas ce qui avait pu la déclencher: pas le manque de sommeil, pas d’infection et pas de gueule de bois (mes 3 raisons habituelles). Pas même les astres puisque Mercure n’était plus en rétrograde.
Quel que soit le déclencheur, ce jour-là, ma marche était un peu plus raide, mes jambes un peu plus faibles, mon souffle un peu plus court.
C’est pas grave, j’ai l’habitude. Je savais que j’y arriverais: j’avais besoin d’une dernière pédicure avant que le froid débarque et que j’arrête de me raser les jambes ou de faire quelque effort. En fait, je ne me dénude jamais tout à fait en hiver.
J’ai donc pris un Uber jusqu’au bar à ongles le plus proche sans penser que les énormes fauteuils de pédicure, juchés sur leur podium, n’ont rien à foutre des mauvaises journées SP. Mais j’étais déterminée, et comme dit ma mère, il faut souffrir pour être belle. Arrivée au salon, j’ai déambulé lentement jusqu’au fond, au paradis du pied. Puis j’ai abandonné mon déambulateur pour grimper jusqu’à mon fauteuil, en prenant mes jambes dans mes bras, tout en essayant de ne pas montrer mes dessous aux regards curieux.
Je pouvais sentir les yeux des autres clientes sur moi, rivés sur ma laborieuse ascension vers le fauteuil. Allais-je tomber à la renverse, m’écrouler ou, qui sait, imploser? Quel suspense! Elles en oubliaient de boire leurs cafés.
Chaque fois que ce genre de voyeurisme se produit (oui, ça arrive souvent), je voudrais dire quelque chose de cinglant, quelque chose qui fait comprendre que je vous vois regarder. Mais je ne le fais pas. Je ne veux pas ressembler au stéréotype de la handicapée enragée.
En m’installant dans mon fauteuil de pédicure, j’ai pressenti ce qui allait suivre. Comme si les regards insistants ne suffisaient pas, la microagression totale s’en venait. Et oui!
Comme si j’avais été une jeune enfant qui faisait ses premiers pas. Mais je suis une adulte, une femme, comme elles, qui veut seulement se faire limer les petits cors et épiler quelques poils.
Si vous avez seulement entendu le mot «microagression» et vous demandez ce que ça peut bien vouloir dire, voici: les microagressions sont des commentaires ou des actions désinvoltes qui diminuent les personnes marginalisées, même sans le vouloir. Elles attirent l’attention sur une personne en mettant en évidence ce qui précisément la distingue.
Ici, par exemple, les Yéééé et les Bravo font que l’héroïne (moi) se sent prise en pitié et pas vraiment à sa place dans ce club de Lululemons qui sirotent des cafés au lait.
D’accord, mais ces «pétasses» voulaient t’encourager, elles ne voulaient pas t’exclure. Chill!
Pour votre info, J’AI chillé. Les microagressions ne sont pas la même chose que le capacitisme, qui est pire (et un sujet pour un autre jour). Je me suis retenue parce que je SAIS que ces mamans en leggings ne voulaient pas m’offenser. Mais ce genre de mini-dénigrements se produit tout le temps. Cette microagression n’est pas la pire que j’ai connue, seulement la plus récente.
Quoique. Un autre jour de la semaine dernière, j’approchais de l’ascenseur quand un type, qui était huit pieds derrière moi, s’est précipité, en vrai Superman, pour appuyer sur le bouton à ma place.
Alors que j’allais y toucher.
(Mon déambulateur, sûrement, lui a fait croire que mon index ne fonctionnait pas.) Il m’a ensuite donné trois petites tapes dans le dos, ponctuées d’un petit frottement d’encouragement. Ma tête voulait exploser.
Sa bonne action de la journée était accomplie. Il a pu continuer son chemin, fier de sa personne. Pendant ce temps, l’héroïne (moi) a cessé de penser au beau pull qu’elle allait acheter pour le remplacer par l’idée que le monde extérieur la voyait comme une personne impuissante et pitoyable.
Avec des maladies chroniques comme la SP, la microagression prend de nombreuses formes. C’est ce soupçon d’incrédulité dans «Mais t’as tellement l’air bien»! Ou encore: «Vous êtes trop jeune pour être en fauteuil roulant». Une microagression, c’est présumer qu’une personne handicapée ne peut pas s’exprimer. C’est lui parler plus fort ou plus lentement ou en bébé. C’est la pousser à croire que son alimentation est la cause de sa maladie et que le kale est le remède. C’est lui demander, horrifié: «Qu’est-ce qui vous est arrivé»? C’est transformer nos conjoints en héros, et nous-mêmes en vedettes de la porno inspirationelle. Ce sont les sourires tristes, les hochements de tête et les regards qui disent:
O.K., vous pensez que je suis une connasse qui devrait rester chez elle et éviter toute interaction avec des étrangers.
Relaxe. Tu dramatises. Et puis, chez vous, tu vas passer ton temps sur Internet. Ça va être pire: les agresseurs prolifèrent dans l’anonymat.
Les microagressions sont le prix à payer pour entrer en contact avec des gens qui ne vivent pas comme nous. On ne voit pas assez de diversité dans les médias, encore moins quand il s’agit de maladies. Alors quand on aperçoit des malades en chair et en os, on s’inspire de ce qu’on a appris à travers Forrest Gump ou Frankenstein. Sans compter les foutus préjugés qu’on porte à notre insu.
La vérité, c’est que nous sommes tous des microagresseurs. On fait pas exprès pour se comporter en trouduc: on a tous des préjugés implicites. Si vous ne me croyez pas, faites un test en ligne comme celui qui m’a révélé que je crois que les gens qui aiment les chiens sont meilleurs que les gens qui aiment les chats, mais que ces derniers sont quand même meilleurs que ceux qui enlèvent leurs chaussettes dans l’avion.
La meilleure façon de minimiser notre singularité n’est pas de la cacher, mais de la montrer. L’exposition à la différence finit par la rendre normale. Et même si je ne veux jamais voir vos pieds dégoûtants, je peux faire un effort pour voir au-delà des interminables photos de votre chat stupide et me dire que vous n’êtes peut-être pas rejet, fou, ou sorcier.
Je veux que les quidams que je croise sachent que je ne recherche pas leur sympathie. Ni leurs tapes dans le dos ni leurs encouragements. Si vous voulez vraiment faire votre bonne action, plaidez en faveur de l’accessibilité des transports en commun, engagez une personne handicapée, indignez-vous du fait que la plupart des bars et restaurants ne sont toujours pas accessibles. Exigez un meilleur contenu et des histoires plus diversifiées des diffuseurs — le genre d’histoires qui pourraient nous donner à tous une perspective plus saine et moins stéréotypée sur les personnes qui ne sont pas comme nous.
Et si c’est trop pour vous, alors contentez-vous d’être normaux. Nous méritons tous d’être ici.